L'après-Facebook des médias d'info

13 juillet 2025 | Philippe de Grosbois

Le torchon brûle entre les médias d'information canadiens et le géant numérique Meta. Il est fort possible que le blocage des nouvelles canadiennes sur Facebook, Instagram et consorts soit définitif. Quelles leçons tirer de cette confrontation, tant dans l'immédiat que pour les futures batailles dans la sphère numérique ?

La Loi sur les nouvelles en ligne adoptée par le gouvernement libéral de Justin Trudeau devait assurer une redistribution des richesses de Google et Meta vers les médias d'information. Mais la loi est fondamentalement mal pensée : elle se contente d'inciter ces entreprises à négocier des ententes financières avec les médias d'information. Malgré ce qu'en disent Libéraux fédéraux et plusieurs analystes dans des sorties hyperboliques, le blocage opéré par Meta ne contrevient pas à cette loi. Seulement, Meta l'applique d'une manière que n'avaient pas suffisamment anticipée le gouvernement et les lobbyistes du milieu de l'information [1].

Faiblesses dans l'analyse

En conséquence, la riposte de Meta à la Loi sur les nouvelles en ligne pourrait avoir des effets catastrophiques sur la visibilité de nombreux médias, notamment plusieurs médias numériques ainsi que des médias indépendants. Si l'attitude de Meta est ce qu'il faut dénoncer en tout premier lieu, la situation actuelle révèle des faiblesses importantes dans l'analyse du milieu journalistique et du gouvernement libéral, tant sur le plan théorique que stratégique.

En effet, la Loi sur les nouvelles en ligne (comme d'autres lois du gouvernement Trudeau venant réguler les géants du numérique) ne s'attaque pas au pouvoir démesuré des GAFAM. Elle se contente d'inciter ces entreprises à exercer ce pouvoir de manière plus raisonnable, ce que Meta n'a visiblement pas l'intention de faire.

Les analyses plus radicales — qui vont à la racine du pouvoir de ces entreprises — existent pourtant depuis longtemps. Dès 2007, un an à peine après que Facebook ait ouvert sa plateforme au grand public, le militant et programmeur Aaron Swartz sonnait l'alarme : « On commence à voir le pouvoir se centraliser sur des sites tels que Google. Ce sont des sortes de gardiens qui vous disent où vous voulez aller sur internet, des gens qui vous fournissent vos sources d'information et de nouvelles. » [2]

De l'avis de bien des adeptes du logiciel libre et autres « hacktivistes », c'est le fait même d'avoir laissé des secteurs aussi névralgiques de la communication numérique à des entreprises privées qu'il fallait contester. Il est regrettable que leur analyse ait été ignorée par plusieurs voix québécoises critiques des GAFAM (et qu'elle le soit toujours, d'ailleurs).

Comment expliquer cela ? Le milieu journalistique québécois, dans sa vaste majorité, n'entretient pas une culture militante. Au contraire, les mouvements sociaux sont souvent perçus avec méfiance et scepticisme. La critique journalistique ne vise pas à s'en prendre au pouvoir des GAFAM, mais cherche à rétablir la position des médias dans de nouvelles circonstances. De toute manière, l'idéal libriste et hacktiviste, qui valorise la parole populaire, le travail collaboratif ainsi que le partage au détriment du droit d'auteur, vient bousculer plusieurs a priori du milieu, ce qui le rend irritant.

Fenêtre d'opportunités

On pourrait en rester à ce « on vous l'avait bien dit et vous n'avez pas écouté », mais l'amertume ne livre pas de plus grandes victoires que le corporatisme. D'autant plus que la situation actuelle pourrait aussi ouvrir une fenêtre d'opportunités.

De fait, lorsqu'on observe au-delà du Canada, on constate que l'information a de moins en moins la cote auprès des médias sociaux. Meta délaisse le contenu informatif depuis l'éclatement du scandale de Cambridge Analytica en 2018, et la tangente se poursuit en 2023 [3]. L'époque où les golden boys de la Silicon Valley aspiraient à édifier la « place du village du 21e siècle » pourrait être derrière nous. Le contenu informatif et politique est peut-être trop complexe à gérer pour des entreprises qui cherchent d'abord à maximiser leurs revenus et à minimiser les coûts de modération de leurs plateformes numériques.

Si cette hypothèse était avérée, cela signifierait qu'un espace s'ouvrirait pour les médias d'information. Comment en profiter ? Dans l'urgence de cette situation catastrophique, tous les médias incitent à se tourner vers leurs applications, leur site Web ou leur infolettre. Est-il possible de faire mieux, de faire plus ? Peut-on s'approprier les potentialités que permettent un média social et le traitement collaboratif de l'information ?

En août dernier, l'auteur et analyste Alain Saulnier proposait la création d'un « réseau social public » [4]. L'idée est séduisante, notamment parce qu'elle reconnaît l'importance de médias sociaux orientés vers le bien commun plutôt que le profit. Mais sa mise en œuvre concrète est beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît et soulève plusieurs questions. Pourquoi un réseau national alors que le numérique permet d'outrepasser les frontières ? Comment les critères de modération seraient-ils établis et quelle voix aurait le public à ce sujet ? À qui reviendrait la responsabilité de modérer cet espace ? Et pourquoi une alternative comme Mastodon ne pourrait-elle pas répondre aux besoins identifiés par l'auteur ?

Autrement dit, cette solution est bien intentionnée et inspirante, mais semble quelque peu improvisée. Encore une fois, on ne fait pas appel à l'expertise libriste et hacktiviste ni aux analyses critiques des technologies en sciences sociales, qui rappelleraient que si on ne s'attaque pas au pouvoir monopolistique des géants du numérique, une telle alternative aura de grandes difficultés à percer — comme Mastodon, d'ailleurs.

RSS : un rendez-vous manqué

En attendant que des initiatives aussi ambitieuses voient le jour, il faudrait voir à la mise en place de solutions à court terme qui assureraient une plus grande visibilité aux contenus des médias d'information — les grands comme les petits indépendants. Chez ces derniers, l'idée d'un simple agrégateur d'articles circule beaucoup. Du côté anglophone, Darren Atwater a créé (rapidement et avec peu de ressources, selon toute vraisemblance) Daily Canada (dailycanada.ca), un site qui regroupe en un endroit les publications de nombreux médias à travers le pays.

La situation critique que nous vivons pourrait nous amener à renouer avec des technologies comme RSS. Cocréé par le même Aaron Swartz, lancé en 1999 et très utilisé dans les années 2000, ce système permet de constituer un fil de nouvelles à partir de publications de sites. En quelque sorte, il y a là la possibilité de bénéficier de plusieurs fonctionnalités des médias sociaux d'aujourd'hui, mais à l'aide d'une architecture ouverte et contrôlée par l'usager·ère. Hélas, les médias sociaux commerciaux ont rapidement marginalisé cette approche avec leurs plateformes clés en main et centralisées, attirant vers eux des médias d'info pressés d'« optimiser » leurs contenus pour les algorithmes des géants en ascension.

Il y a quelque chose d'émouvant à voir qu'une solution trop rapidement écartée ait le potentiel d'être réactualisée dans un tout autre contexte. Il n'est pas tant ici question de revenir en arrière que de regarder où on a fait fausse route il y a une quinzaine d'années, de manière à repenser l'idée même de média social.

Plutôt que de suivre la piste hasardeuse d'un média social d'État, la conjoncture actuelle nous invite plutôt à davantage d'expérimentation. La réinvention de ce qu'est un média véritablement social ne viendra pas de technocrates d'Ottawa, mais d'initiatives communautaires et d'organisation collective. Malgré tous leurs défauts, les médias sociaux capitalistes ont rappelé que les médias d'info devaient aussi faire communauté et que l'information fait désormais partie d'un écosystème. C'est sur ces bases qu'il faut concevoir l'après-Facebook des médias d'information.


[1] J'ai développé cette analyse de manière plus détaillée dans le texte « L'échec annoncé de la Loi sur les nouvelles en ligne », Le Devoir, 28 juin 2023. Disponible en ligne ici :https://www.ledevoir.com/opinion/idees/793692/medias-l-echec-annonce-de-la-loi-sur-les-nouvelles-en-ligne

[2] Cité dans le film de Jamie King, Steal this film II, 44 min. Disponible sur archive.org. Ma traduction.

[3] Voir Oliver Darcy, « Publishers see dramatic drop in Facebook referral traffic as the social platform signals exit from news business », CNN, 17 août 2023. Disponible en ligne.

[4] « Plaidoyer pour la création d'un réseau social public », La Presse, 17 août 2023. Disponible en ligne.

Photo : Aaron Swartz (Crédit : Sage Ross, Wikimedia Commons, CC BY-SA 3.0).

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